LE DRAPEAU ROUGE A LYON

Les Lyonnais savent peu que le drapeau rouge a flotté durant six mois pleins sur l’Hôtel de Ville, du 4 septembre 1870 au 3 mars 1871, sans compter un épisode plus tardif, de moins de 48 heures, au moment de l’insurrection parisienne. Moins encore que drapeau flottait dans les localités circonvoisines. Rien à ce jour ne rappelle ces événements. Et pourtant le drapeau rouge … flottait partout.

 

Depuis la fin du XIXe siècle, ce drapeau a cristallisé l’essentiel des luttes politiques.

 

 En 1871, le drapeau tricolore est devenu l’emblème des versaillais, alors que le rouge devenait clairement celui de la révolution sociale. Puis il s’est affirmé comme celui du socialisme international. Il l’est toujours, et l’on chante toujours Le Drapeau rouge de Paul Brousse (« Regardez, regardez, le voilà… »). Il fut brandi au Congrès général des organisations socialistes françaises, le 3 décembre 1899, salle Japy, quand fut chantée pour la première fois L’Internationale.

Ce n’est pas par amour de l’émeute et des étendards, écrit Jean-Baptiste Clément, que j’arbore ici le drapeau rouge des revendications sociales qui flotta victorieux pendant plus de deux mois à l’Hôtel de Ville de Paris en 1871, après avoir été mitraillé en juin 1848 par les bourgeois multicolores. Loin de disparaître, il se redresse plus écarlate que jamais après chaque étape de nos luttes sociales […] Il plane victorieux, non seulement sur Paris, mais sur le monde entier, car on le voit de partout. Les bourgeois lui ont signé sa feuille de route par les massacres de juin 1848 ; aujourd’hui il est en train de faire son tour du monde.

Le drapeau rouge fut déployé sur les barricades de 1848 et sous la Commune de 1871.

Depuis longtemps le pavillon rouge avait été brandi lors de manifestations ouvrières. Sa première utilisation est attestée en 1768 lors de la grève des ouvriers du port de Londres. Le rouge est la couleur du sang, qui coulait à l'exécution d'une « peine afflictive » sur les navires, en punition d'un fait grave. Les prolétaires ont adopté ce symbole.

Mais il y eut autre chose :  lors de la Révolution française, par la loi du 21 octobre 1789, le drapeau rouge était déployé par la troupe comme ultimatum avant une intervention imminente. Après quoi on ouvrait le feu sur les manifestants. C’est ainsi qu’il fut déployé au  Champ-de-Mars, lors de la fusillade du 17 juillet 1791,

C’est après la Commune de Paris de 1871 que le drapeau rouge est devenu le symbole de la révolution socialiste et de l’internationalisme ouvrier, alors que le drapeau bleu-blanc-rouge représentait la répression bourgeoise. Il était devenu le drapeau des socialistes pendant la révolution de 1848, au cours de laquelle il fut proposé comme emblème de la République. Une tentative eut lieu pour l’imposer, avec quelque chance de succès dans un premier temps, lorsque la foule envahit l'Hôtel de Ville en criant : « le drapeau rouge ! ». C’est alors que Lamartine se fraya un passage, harangua la foule et permit au drapeau tricolore d’être adopté. Il faut souligner que pour les révolutionnaires, le drapeau rouge n'était nullement un insigne de terrorisme et de vengeance, mais l’emblème de l’unité d’une société nouvelle. Il n'était pas le drapeau du sang, mais celui de l'utopie.

Oscar Testut rapporte qu’en 1866, lors du congrès de Genève, en tête de la colonne des délégués se rendant à la salle du congrès était porté un drapeau rouge ou était inscrite la devise de l'association internationale : « Pas de droit sans devoir ». Et lors du meeting parisien du 24 février 1868, le drapeau rouge était présenté comme « symbole de la révolution prochaine ».  On vit alors s'avancer une députation de la société ouvrière allemande portant un drapeau rouge qu'elle plaça près de la tribune au milieu des cris de « Vive la République démocratique et sociale ! » Testut, historien malveillant de la première Internationale et indic de police, n’aura de cesse de flétrir « cette hideuse loque rouge qui a flotté sur le dôme de l'hôtel de ville pendant plus de 6 mois et que l'on retrouve encore à la mairie de la Guillotière la veille de l'insurrection du 30 avril. »

« Hideuse loque rouge ! » On trouve de tels expressions ordurières chez les principaux témoins. Joannès Guetton, très clérical auteur des « Six mois de drapeau rouge à Lyon » emploie la même expression et d’autres telles que « fanion du crime et de l’insurrection »ou « trophée boueux ». Il est vrai que son drapeau à lui n’est ni tricolore ni rouge, mais « l’étendard de la Croix ».  La bourgeoisie a les moyens d’écrire, ce ne sera guère le cas des communards. C’est un problème pour l’histoire de toute la Commune de Lyon : les ouvrages qu’on nous a laissé sont l’œuvre, pour la plupart, d’ennemis déclarés de l’insurrection populaire,

 

Communes de 1870-1871

Et oui, Communes au pluriel, et dès 1870 !

Le 18 mars 1871, sur la Butte Montmartre, commence la Commune de Paris. Rapidement les Communards décident la promulgation du drapeau rouge comme drapeau officiel, (alors que le drapeau rouge et noir est utilisé par certains anarchistes).

Pourtant c’est l’année précédente, le 4 septembre précisément, que pour la première fois le drapeau rouge est hissé sur un bâtiment officiel. Dès le matin, du balcon de l’Hôtel de Ville, siège de la préfecture et de la commission municipale (imposée, à Lyon comme à Paris, en vertu d’une loi d’exception), la République et la Commune libre sont proclamées d’un même mouvement. Le Comité de salut public déclare : « Les malheurs de la patrie nous dictent notre devoir. Nous décrétons immédiatement l'armement de la Nation, la déchéance de l'Empire et la proclamation de la RÉPUBLIQUE. »

Guetton rapporte les faits ainsi, minimisant sans doute l’affluence populaire :

« L'effervescence augmente. Par la rue Romarin débouche une troupe d'individus portant un petit drapeau rouge. On entend, sur plusieurs points, des cris de : Vive la République ! Un rassemblement d'une centaine de personnes parcourt la rue Impériale (nom de l’actuelle « rue de la Ré »), se dirigeant vers la préfecture et chantant la Marseillaise. Vers dix heures, la foule qui n'a pas cessé de grossir, force l'entrée de l'Hôtel de Ville. Au bout de quelques instants, le tocsin sonne. Un citoyen escalade le beffroi pour détrôner le drapeau tricolore (…) en plaçant une loque rouge à l'un des oeils-de-boeuf du beffroi. Un second citoyen, plus heureux, parvient à descendre le drapeau tricolore, dont on enlève les deux couleurs blanche et bleue pour ne laisser subsister que le morceau rouge, qui apparait enfin et flotte au sommet de la préfecture. Le grand balcon, au-dessus de la porte d'honneur de l'Hôtel de Ville, est envahi par trente ou quarante citoyens qui, tous à la fois, déclarent l'Empire déchu et la République proclamée. Les acclamations de la foule leur répondent. De nombreuses cocardes rouges commencent à fleurir aux boutonnières des habits. »

On lisait dans Le 1er n° de l’Antéchrist, journal libre-penseur, le 15 octobre 1870 : « Des préjugés regrettables, propagés par la malveillance, persistent à présenter le drapeau rouge comme un emblème de désordre et de terreur. (…) Cette opinion est née d'une interprétation inexacte des querelles de nos assemblées de la Révolution, elle a été consacrée par le mot si faux et si applaudi de Lamartine. (…) Le Drapeau Rouge, pendant notre grande Révolution, n'a jamais été que l'insigne de la force militaire déployée soit pour le maintien de l’ordre intérieur, soit pour l'expulsion de l'étranger. (…) Il est pur de toute tache, de toute honte, de tout mélange. »

Le mercredi 28 septembre, vers midi, une immense colonne de milliers d'ouvriers débouchait par la rue Puits-Gaillot, sans armes, portant un drapeau rouge frangé d'or ; Saigne et Cluseret en tête, accompagnés des orateurs de la Rotonde, la grande salle des meetings populaires, aujourd’hui disparue. Ces 6 à 8000 ouvriers venaient demander des augmentations de salaire. C’est ce jour-là, à la faveur de cette mobilisation sociale, que les manifestants réunis derrière Bakounine s’emparaient de l’Hôtel de Ville et proclamaient « l’abolition » de l’État bourgeois, afin de lui substituer un État révolutionnaire, reposant sur une Convention révolutionnaire du Salut de la France constituée des délégués de chaque département. On sait que cette tentative fit long feu et finit en débandade.

Aux yeux du préfet Challemel-Lacour, le drapeau rouge de l'hôtel de ville était « un défi à la République et au bon sens ». Il n’était pas le seul à s’en scandaliser, rejetait la faute sur les internationalistes (lettre à Delescluze du 13 septembre 1870) mais demeurait impuissant. Même Andrieux, partisan de l’ancien drapeau national, le reconnaît : le préfet exagérait l’importance de l’AIT au sein du Comité de Salut Public et dénaturait la signification du drapeau rouge, « symbole de la Commune et de la révolution sociale bien plus que le signe des revendications internationalistes. » Quant au Conseil municipal nouvellement élu au        , il s’efforçait déjà d’atténuer la signification du drapeau rouge, faisant afficher le 24 septembre : «  Considérant que, le 4 septembre en face de la France envahie, la ville de Lyon a proclamé la Patrie en danger, et en arboré le signe ; considérant que le péril est plus grand que jamais, délibère : Le signal de la patrie en danger restera arboré sur l'hôtel de ville jusqu'à ce que le péril ait cessé. » Par la suite l'argument de la patrie en danger allait permettre de repousser toute objection contre le drapeau de la Commune, nonobstant les tiraillements internes du Conseil.

Peu de jours après l’arrivée à Lyon du nouveau préfet, un garde national menaçait d’abattre quiconque toucherait au drapeau, ajoutant : « C’est notre consigne », signe d’une tension qui ne faiblit pas et du peu d’autorité détenu par le pouvoir central. Andrieux rapporte encore que le 17 novembre le général Bressoles avait fait enlever un drapeau rouge qui décorait le fortin des Mercières, récemment achevé, au chantier national. Il s’ensuivit une grande agitation parmi les ouvriers des chantiers, et le préfet dut intervenir.

La proposition du retrait revint régulièrement en débat au Conseil municipal, appuyée par le nouveau préfet Valentin (nommé le 4 février 71). Mais chaque fois jusqu’au 3 mars, la légitimité du drapeau est confirmée.

Le 14 février, l’ancien révolutionnaire Joseph Benoit demande son retrait, en précisant que le drapeau rouge sera déposé aux archives de la ville. Barodet, futur maire de Lyon, propose que les deux drapeaux, le rouge et le tricolore, flottent de conserve. Il devait plus tard déclarer, lui traditionnel partisan du drapeau rouge, que sa proposition avait été « aiguisée en paratonnerre pour dégager l’électricité populaire et conjurer l’orage. »

Le 18, le Conseil vote pour la quatrième fois le maintien du drapeau rouge ; puis le 23, une cinquième fois.  

Enfin, le 3 mars, il est décidé que le drapeau rouge cessera de flotter sur l'Hôtel de Ville. Il y sera resté six mois jour pour jour et sera remplacé par le drapeau tricolore, et pendant trois jours par un drapeau noir en signe de deuil. Au soir, on en lisait l’annonce placardée sur les murs de la ville. La délibération du Conseil municipal, adoptée à l’occasion des préliminaires de paix avec l’armée prussienne, mérite d’être reproduite :

« Le Conseil municipal,

Vu l'acceptation des préliminaires de paix par l'assemblée réunis à Bordeaux ;

Considérant que le sacrifice et l'humiliation qu'il s'agissait d'épargner à la France sont maintenant consommés, et que les patriotiques espérances dont le drapeau rouge était l'emblème se trouvent, par le fait du traité de paix, ajournées à des temps meilleurs ;

Considérant d'ailleurs qu'il est bon de faire disparaître tout ce qui peut être à un titre quelconque une cause de division entre tous ceux qui veulent sincèrement la République ;

Délibère :

ARTICLE PREMIER. - le fier drapeau de la Patrie en danger et de la résistance à outrance ne survivra pas à l'humiliation de la France ; le drapeau rouge de la Commune de Lyon cessera de flotter sur le dôme de l'hôtel de ville à partir du 3 mars 1871.

ART. 2. - Le drapeau noir sera hissé pendant 3 jours au balcon de l'hôtel de ville en signe du deuil de la patrie mutilée. »

On retiendra que les espérances sont « ajournées à des temps meilleurs » et on constatera que la délibération fait silence sur l'installation du drapeau tricolore. Qu’en conclure si ce n'est que, comme l'écrit Andrieux, « pour les exaltés des quartiers révolutionnaires, la destinée de la République semblait liée à la couleur du drapeau » ?

… Mais le drapeau réapparaîtra une dernière fois, pour un peu moins de quarante-huit heures : le 22 mars, alors que quatre jours auparavant l’insurrection parisienne vient d’éclater, un comité de salut public nouvellement élu fait apporter un immense drapeau rouge, qu’on est parvenu à se à se procurer « au prix de mille peines » et on invite les curieux à aller se coucher, pendant que le comité « veille au salut de la France ». Le lendemain le drapeau flotte sur le beffroi de l'Hôtel de Ville et sur le balcon de la place des Terreaux. Mais la tentative des « communeux » tourne court. Le 25 au matin, le drapeau a disparu, par suite de l'arrivée des mobiles de Belfort et l'échec de l'insurrection. Il sera resté moins de 48 heures, remplacé par le drapeau tricolore.

Ce sont des faits divers qui permettent d’imaginer à quel point le drapeau rouge était partout présent pendant toute cette période de la Commune, au fronton des mairies, aux fenêtres, aux balcons ou en tête des innombrables manifestations. L'affaire de Vaugneray, très étonnante, est révélatrice : à la mi-juillet 1871, le curé du village demande à Louis Andrieux de faire procéder à l’enlèvement du drapeau sur le clocher de son église. On apprend, par le récit qu’en fait Andrieux, qu’un juge conservateur avait lui-même acheté l'étoffe et l'en avait distribué à toutes les communes du canton après le 4 septembre, dans l'intérêt de l'ordre et sur toutes les églises ! Mesure d’apaisement opportuniste ou conviction politique assortie d’anticléricalisme ?

 

Autre

anecdote : le 30 janvier, Challemel-Lacour fut mis en difficulté à la tribune de l’Assemblée nationale pour des propos scandaleux sous la plume d’un préfet (ils ne le seraient plus au temps des Versaillais) : « Fusillez-moi tous ces gens-là ». Il s’agissait d’un bataillon de mobiles envoyés dans le village de Vénissieux où ils s’étaient mal conduits, « ne respectant ni les femmes, ni les poulaillers, ni la République » au témoignage du maire de la commune. Mais on apprend incidemment – et c’est sans doute ce qui a le plus choqué le maire – que les mobiles avaient été envoyés pour enlever le drapeau rouge qui flottait sur la mairie ! C’est donc ce fait-divers qui nous apprend la présence du drapeau dans ce village tranquille, bien différent du Vénissieux d’aujourd’hui, aussi bien qu’à Lyon et probablement dans bien d’autres lieux publics et chez des particuliers.

Le 30 avril 1871, lorsque la commune de Lyon s'acheva dans le sang, c'est encore le drapeau rouge qui flottait sur sur la mairie de la Guillotière.