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« La véritable tragédie de Panaït Istrati »
Les éditions Lignes viennent de publier « La véritable tragédie de Panaït Istrati », d'Eleni Samios-Kazantzakis. Ce texte écrit pour être publié en France l’avait seulement été au Chili en 1938.
Les amateurs de littérature ont pu redécouvrir Istrati par la publication de ses « Oeuvres complètes » (sauf correspondance) aux éditions Phébus en 2006, et par la réédition dans la collection poche folio de nombreux romans.
Istrati fut mondialement connu dans les années 1920-1930, puis fut largement oublié.
Il publia au retour d'un long voyage à travers l'URSS en 1927-1929, un livre « Vers l'autre flamme » qui déchaîna la haine des staliniens contre lui.
Le livre d'Eleni Samios-Kazantzakis, relate leur voyage en URSS. Istrati est accompagné de sa compagne et d'un autre écrivain grec Nikos Kazantzakis(1) et sa femme Eleni. Ce témoignage est une évocation-souvenir, il ne s'agit pas d'un carnet de voyage écrit au jour le jour, où immédiatement après.
L'effondrement du stalinisme permettra la redécouverte de cet écrivain, grâce aux efforts de l'association des amis de P. Istrati. Pourquoi cette haine, pourquoi un black out si long ?
Le lecteur d'aujourd'hui ne connait pas forcément l'écrivain ni son parcours, il est nécessaire donc d'y revenir d'abord.
Un autodidacte, un révolté, un bourlingueur, un passionné de littérature :
Panaït Istrati né en 1884 en Roumanie. Enfant apprenti surexploité, il part un beau matin à l'aventure malgré les supplications de sa mère. Il lit beaucoup et se fait battre comme plâtre par ses patrons parce qu'après dix heures de travail il prend encore le temps de lire. Il parcourt l'Orient et l'Europe, faisant tous les boulots. Ses romans sont largement inspirés de ses expériences. A plusieurs reprises il échoue à rejoindre clandestinement le pays de ses rêves, la France. Il y parvient, mais son désespoir et sa misère sont tels en 1920 qu'il fait une tentative de suicide. Les policiers trouvent sur lui une lettre adressée à Romain Rolland, et l'envoient au destinataire qui répond et permettra au jeune écrivain de publier son premier ouvrage écrit en français en le présentant comme le Gorki des Balkans. Le cauchemar vire au conte de fée, les romans d'Istrati s'enchaînent, à partir de 1925, le succès est au rendez vous, il est publié dans le monde entier.
Octobre, un espoir pour le monde:
Istrati a raconté le choc émotionnel et l'enthousiasme qu'a suscité la révolution d'octobre 1917, pour lui, alors qu'il était en Suisse. Comme pour tous les opprimés de cette Europe à feu et à sang, c'était l'espoir de la fin du carnage, la terrible période de la capitulation des dirigeants ouvriers enfin surmontée, le soulagement puisque là bas, « ils ont osé », selon la formule de Rosa Luxemburg.
Istrati est avant tout un artiste et n'a jamais été un militant même si avant la guerre il a combattu avec les socialistes et les syndicalistes en Roumanie, puisqu'il tâta de tous les métiers. Il participa à la grève générale de 1910 et fut arrêté alors (2)). Il connaît bien le principal leader du mouvement ouvrier roumain, Racovsky, qui a organisé l'accueil en 1905 des marins révoltés du Potemkine, réfugiés en Roumanie. Il est donc dans les années 1920 un partisan de l'URSS, non pas un compagnon de route du PCF, mais un ami de la révolution ouvrière et paysanne. «L'apparition du bolchevisme me subjugua, j'y adhérais promptement le lendemain de la révolution d'octobre ».
Ses romans sont écrits en français dans une prose poétique remarquable; les personnages, les événements, les récits expriment la turbulence de la vie, l'amitié au dessus de tout, la soif de liberté, la rage contre la misère et la souffrance. Istrati se moque de toutes les écoles littéraires et n'écrit que pour crier sa soif de vivre. Un de ses romans le plus réussi et des plus poignant : « Les chardons du Baragan », paru en 1928, se déroule au moment de la révolte paysanne durement réprimée en Roumanie au début du siècle.
En 1927 Istrati est invité aux cérémonies du dixième anniversaire de la révolution Russe. Il part avec Racovsky ambassadeur à Paris, qui vient d'être rappelé et démis de ses fonctions.
Racovsky a fait partie pendant la guerre de ces socialistes comme Lénine ou Rosa Luxemburg qui ont combattu contre le grand massacre et dénoncé la trahison des dirigeants socialistes qui ont participé à l'union sacrée. Il a participé à la conférence de Zimmerwald en 1915, à la fondation de la 3ème Internationale, et il est devenu par la suite un des dirigeants du parti communiste en URSS. Il sera le premier président de la république soviétique d'Ukraine en 1919. Dès 1923 il s'oppose à la bureaucratie, et Staline pour l'écarter l'envoie comme ambassadeur à Londres puis à Paris. En 1927 il fait partie de l'opposition regroupée autour de Trotsky.
Quand il arrive en URSS, Istrati est enthousiaste et n'a pas encore mesuré que depuis 1924 un combat décisif se livre entre la direction bureaucratisée du parti bolchevik et l'opposition. Même s'il sait que Trotsky est écarté du pouvoir, il n'a aucune idée des raisons de ce revirement. Il reprochera d'ailleurs à Racovsky de ne pas lui avoir donné plus d'informations sur ce combat.
Les cérémonies officielles l'ont ennuyé, et il veut se faire sa propre idée de ce qui se passe dans le pays. Il veut voyager librement.
1927-29, années charnières :
Il suffit de donner deux repères : en 1927 Trotsky est exclu du Bureau Politique, puis exilé à Alma Ata. En 1929 tous les dirigeants de l'opposition qui n'ont pas renoncé à la lutte sont emprisonnés, Trotsky est expulsé d'URSS. C'est donc au moment où la répression s'accentue et où le pouvoir de Staline va devenir de plus en plus total, que Istrati parcourt l'URSS en long et en large, discute, multiplie les rencontres en dehors des guides et officiels. Il va s’engager dans la défense d'un écrivain et membre de l'opposition trotskyste, Victor Serge.
A son retour en France il publie un ouvrage « Vers l'autre flamme », composé de trois parties, l'une qu'il écrit, deux autres qu'il signe mais qui ont été écrites par Boris Souvarine et Victor Serge. (La première partie est publiée dans ses Oeuvres chez Phébus).
Ce livre démarre par un rappel de son rejet du capitalisme et de son hypocrisie honteuse. Il donne deux exemples de sa barbarie tirés de l'actualité lors de son séjour à Paris. Pays pourtant civilisé, pays des lumières, patrie des droits de l'homme. Il relate ensuite son voyage et ce qu'il a constaté en URSS : son aversion pour la bureaucratie qu'il a vue à l’oeuvre, en train d’étouffer les idéaux de la révolution.
Les écrivains, les journaux du PCF, et notamment Henri Barbusse, déclenchent aussitôt une campagne haineuse contre lui l'accusant d'être un agent de la Sécuritate roumaine et de Mussolini. Il faut peut-être préciser que Hitler n'est pas encore au pouvoir en Allemagne en 1930 et que la Gestapo n'existe pas, ce n'est qu'un peu plus tard que les staliniens accuseront tous ceux qui critiquent Staline dont Istrati lui-même, d'être des agents de la Gestapo.
Romain Rolland ne le défend pas et lui demande de se taire.
Cette avalanche de boue et de mauvaise foi, pèsera sur le moral d'Istrati. Les insultes sont d'autant plus violentes que dans son livre il rend hommage à Trotsky, au moment même où Staline donne la consigne de ne plus traiter l'opposition comme un adversaire politique mais comme une agence des capitalistes.
Sa tuberculose s’aggrave, il a du mal à se faire éditer, il n'est pas du genre à avoir fait des économies. Il rentre en Roumanie, poursuivi par la haine des staliniens et les agressions des fascistes. Il meurt en 1935 dans un sanatorium, non sans avoir pu écrire en 1933 deux textes d'une grande beauté : « Méditerranée lever de soleil » et « Méditerranée coucher de soleil ».
Mauriac et les catholiques tenteront une récupération, mais Istrati n'était pas du bois dont on fait les mystiques.
La rencontre du crétois et du céphalonite :
P. Istrati assiste à Moscou aux manifestations du 10ème anniversaire , note l'enthousiasme des foules, s'étonne du matraquage de l'opposition qui tente de manifester, du suicide de Ioffé, mais ne voit pas le sens du combat de cette opposition qu'il ne connait pas et dont Racovsky ne lui a pas parlé. Les opposants doivent se méfier et peuvent craindre que Istrati trop confiant dans le paradis socialiste ne les trahisse.
C'est en URSS en 1927, en voyage organisé pour les écrivains, que Istrati rencontre Kazantzakis, ils sympathisent : « Kazan » qui se nomme « le crétois » appelle Istrati « le céphalonite ». Comme toutes les amitiés d'Istrati, son amitié avec Kazan est totale, passionnée, tumultueuse. Istrati envisage de s'installer en URSS, ils décident d'aller d’abord faire de la propagande en Grèce et de revenir s'installer au pays de la révolution d'octobre, « nous allons maintenant en Grèce crier notre enthousiasme de ce que nous avons vu en URSS. Puis nous y retournerons pour y vivre, apprendre et lutter. » écrivent-ils à Staline. Très vite ils sont expulsés par la police grecque et décident de retourner en URSS avec leurs compagnes.
Le récit d'Eleni Samios-Kazantzakis :
Le récit a été écrit après coup et donne un souvenir parfois assez différent de ce que rapporte Istrati dans « Vers l'autre flamme ». Il est intéressant de les comparer.
Les voyageurs ont obtenu par Lounatcharski et Olga Kamenova (sœur de Trotsky), un permis de circuler et aller où bon leur semble. Les déplacements se font en train mais aussi dans des autos mises à leur disposition et à cheval dans le Caucase. C'est dans la joie que commence le périple, ce que traduit bien le récit. « Un homme sera le héros de ce livre … voici donc ces êtres donquichottesques en marche vers Nijni Novgorod ...». Eleni indique que souvent Istrati les abandonne pour aller discuter avec les gens au lieu de se rendre aux réceptions officielles. Il cherche à se faire une idée par lui même et va être peu à peu étonné puis choqué de la réaction de dirigeants dont le comportement ne correspond pas à ce qu'il attend de bolcheviks. Ils rendent visite à Racovsky, exilé à Astrakhan en Asie centrale. Le récit d'Eleni donne le sentiment qu'il est en bonne forme, travaillant pour le plan, et satisfait de son sort. Istrati voit l'abime entre la position de l'ambassadeur à Londres et à Paris et les difficultés terribles dans lesquelles on l'a jeté et qu'il essaye peut-être par fierté de camoufler. Il se plaint que Racovsky élude ses questions.
Eleni donne des portraits des quatre voyageurs et de leurs réactions, des anecdotes amusantes où se révèlent les personnalités de chacun. Elle note que des tensions apparaissent peu à peu entre Istrati et Kazantzakis. Elle les attribue au caractère changeant et bouillonnant d'Istrati, à ses sautes d'humeur, ce n'était pas un homme facile à vivre, elle en donne des exemples. Mais elle note aussi que l'appréciation qu'ils portent sur le régime diverge. Kazantzakis voit les mauvais cotés du pays comme un mal humain inévitable, tout n'est pas parfait mais l'avenir appartient à l'URSS. Istrati comprend que la gangrène bureaucratique est déjà bien avancée et que l'espoir d'octobre 17 est en péril. Il décide de rentrer en France alors qu'il avait prévu d'aller via la Sibérie en Chine et au Japon avec son ami. Ils se quittent sans se serrer la main.
Eleni ne donne qu'un court aperçu de l'affaire Roussakov (3) qu'elle considère comme un fait divers. Elle a une grande signification pour Istrati qui s'engage à fond pour défendre le beau- père de Victor Serge victime d'une machination qui a pour but de terroriser l'opposition. Il réussit à se faire recevoir par Kalinine, président de l'URSS, mais la veulerie de ses adversaires, le poids de la machine bureaucratique, le dégoûtent profondément.
Le récit d'Eleni est donc intéressant, en complément de celui d'Istrati dans « Vers l'autre flamme », dont il n’a pas la force. Il montre cependant le coté aventurier et passionné de l'écrivain, l'amitié tempétueuse des deux poètes, la liberté qui règne encore dans le pays sur lequel la chape de plomb stalinienne n'est pas complètement tombée.
Les annexes
Une postface donne le contexte historique et des précisions sur les personnages qui apparaissent dans le récit, Istrati et sa compagne Bilili, Nikos Kazantzakis, Victor Serge.
Une notice explique « les vagabondages d'un manuscrit » et les raisons qui ont rendu impossible sa parution en France.
Il est clair que les staliniens ont pesé de toutes leurs forces pour que Istrati soit effacé de la littérature, et le livre d'Eleni (même s'il donne une vision plutôt sympathique du régime en 1928) en présentant Istrati comme un homme sincère, passionné et révolté par ce qu'il constate, donne une image bien différente de celle que présentaient les insultes déversées par les staliniens. Et pour les bureaucrates il n'était pas question de tolérer ne serait-ce qu'une présentation un peu chaleureuse de cet écrivain, de son amertume et de sa souffrance face à la trahison de son idéal, celui de la révolution d'octobre.
Le livre présente aussi la correspondance Kazantzakis-Istrati qu'ils ont repris entre 1932 et 1935. Le « crétois » a pris l'initiative de lui écrire alors qu'il était malade et leur amitié reprend. Ces lettres sont émouvantes.
Il contient ensuite des lettres envoyées par Victor Serge à Panaït Istrati qui montre la dégradation rapide de sa situation en URSS avant son arrestation en 1931.
En redonnant des morceaux de vie de ce grand écrivain, l'édition du livre d'Eleni Samios-Kazantzakis, pour la première fois en France, donnera aux passionnés de littérature envie de lire ou relire Panaït Istrati, de connaître son parcours.
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- Nikos Kazantzakis, écrivain grec, 1883-1957, connu pour son roman Zorba le grec qui fut transposé à l'écran .
- « Le congrès socialiste en 1912, sur la proposition de Racovsky – malgré que mauvais cotisant – me nomme administrateur de l'Ecriture socialiste, puis rédacteur, puis secrétaire du syndicat du port Braila, mais je passe par tous ces postes comme le chat dans l'eau. » Autobiographie 1923.
- Affaire longuement présentée dans le livre « Vers l'autre flamme ». Roussakov, vieux militant du mouvement ouvrier, est victime d'une campagne de calomnies dans la presse. Istrati fait de nombreuses démarches pour le défendre, avec Victor Serge qui est son gendre, et à cette occasion se heurte de front au système bureaucratique.