Eve : fille de la côte ou du côté ?

I
Tabarî, chroniqueur arabe des IX- Xèmes siècles, amplifie le récit de la Genèse sur la création d’Adam, la façon dont Dieu lui insuffla la vie et la création d’Eve tirée d’une côte d’Adam, brodant sur le texte du Coran (2ème sourate : La Vache).
Dans un autre passage, tout au début de son Histoire des Prophètes et des Rois, il rapporte une curieuse tradition maintenue chez les Guèbres, les « adorateurs du Feu » sectateurs de Zoroastre.
Pour les Guèbres, les deux premières créatures vivantes créées par Dieu furent un taureau et un homme nommé Kayoumorth, un « Roi de la montagne » qui vécut trente ans puis mourut. Ensuite… « La semence qui sortit de ses reins devint poussière dans la caverne ; elle resta en terre pendant quarante ans, et après ces quarante années, deux personnes qui n’avaient qu’une seule tête sortirent de terre, et procréèrent des enfants. Les guèbres nommèrent ces deux êtres Meschî et Meschâneh, et les Musulmans Adam et Eve : tous les hommes sont sortis d’eux. »
Pour ces Guèbres, Adam et Eve naissent d’un seul mouvement, ce que laisse entendre le premier récit de la Genèse, dit « sacerdotal », où: il n’est pas encore question de la côte.
Dieu créa l’homme à son image
à l’image de Dieu il le créa,
homme et femme il les créa. (Bible de Jérusalem 1,27)
Le texte peut alors se comprendre comme celui de la création conjointe de l’homme et de la femme à partir d’un androgyne. Notons que dans le monde chiite, Ève a été créée à partir de l'argile restant après la création d'Adam, autre version qui dénote, de la part des préposés à la conservation de la Vérité révélée, un certain flottement dans la conservation des archives.
Le second récit biblique est bien différent. C’est celui que le dogme, l’histoire du texte et l’imaginaire collectif ont retenu :
« Le Seigneur Dieu fit tomber dans une torpeur l'homme qui s'endormit ; il prit l'une de ses côtes et referma les chairs à sa place. Le Seigneur Dieu transforma la côte qu'il avait prise à l'homme en une femme qu'il lui amena. L'homme s'écria : « Voici l'os de mes os et la chair de ma chair ; celle-ci, on l'appellera femme car c'est de l'homme qu'elle a été prise ». Aussi l'homme laisse-t-il son père et sa mère pour s'attacher à sa femme, et ils deviennent une seule chair. » (Gn, 2, 21-24).
Ce n’est qu’au verset 20 du chapitre 3 qu’Eve reçoit son nom d’Adam : « L’homme appela sa femme 'Eve', parce qu’elle fut la mère de tous les vivants. » En effet, le nom hébreu חַוָּה ḥawwā(h) correspond à une étymologie populaire le rattachant au verbe « vivre ». Ainsi, « Eve » peut se traduire par « la Vivante, la mère des vivants ».
II
Eve née d’un côté, autrement dit moitié de l’être humain, sans miracle intercostal : voilà notre hypothèse. Elle n’a rien d’original ; les anciens trouvaient déjà saugrenu - voire incongru - le récit biblique. Il y a 2000 ans, le philosophe juif Philon d’Alexandrie s’indignait déjà : « Comment croire, dit-il, qu'une femme ait été faite de la côte d'un homme, ou qu'un être humain quelconque ait ainsi été tiré d'un autre ? Qu'est-ce qui a pu empêcher Dieu, qui avait fait l'homme avec de la terre, de faire la femme de même ? C'était bien le même créateur et la matière était en quantité presque infinie... Et pourquoi, quand il y a tant de parties dans l'homme, n'en avoir pas choisi une autre que les côtes ? Puis, quelle côte Dieu aurait-il employée ? Et cette question resterait valable alors même qu'il n'aurait parlé que de deux côtes ; mais, en fait, il n'en a pas spécifié le nombre. Etait-ce la côte droite, ou la côte gauche ? » Philon ne fut pas le seul et les Pères de l’Eglise, du moins ceux qui gardaient un semblant de rationalité, durent se dépêtrer des invraisemblances du texte sacré par le recours aux lectures allégoriques.
Leurs explications s’appliquaient au texte littéral aussi bien pour le contester que pour le valider. Un exemple : pourquoi le Seigneur Dieu a-t-il choisi une côte ? C’est parce que, expliquait Thomas d’Aquin, la côte se trouve au milieu du corps. La tête, ç’aurait été trop haut, et les pieds, trop bas. La femme a donc été tirée à son juste niveau. Le texte est accepté tel quel, mais avec ajout d’un sens théologique second qui entraîne quand même un doute sur le sens littéral du texte. Quoi qu’il en soit, nous ne saurons jamais ce qui se passait dans la tête des gardiens du dogme.
Gageons que si Dieu avait tiré Eve d’une épaule ou d’un mollet, ils en auraient tiré d’autres leçons de sagesse.
Plus subtil, Philon tenta de concilier le sobre Gn 2, 21-24 avec le récit abracadabrant de Gn 1, 27. Ce dernier aurait été relatif à la création de l'âme humaine, rapporte Salomon Reinach dans un article de la Revue d’Histoire des Religions – vol. 78 (1918). Le conseil : « Croissez et multipliez » n’aurait pas été relatif à la procréation physique, impossible faute de corps, mais au développement spirituel.
A la suite de quoi Philon s’engage dans des considérations sur la côte comme symbole de force puis s'engage dans le « labyrinthe de ses allégories en assimilant l'homme à l'intelligence, la femme à la sensibilité et le serpent au plaisir qui, par l'entremise de la sensibilité, atteint la raison » (Reinach). De la formation matérielle du corps de la femme, il ne dit rien.
Selon Reinach, Philon semble avoir eu connaissance du mythe de l’androgyne d’origine platonicienne ; car on trouve chez lui un passage qui pourrait en être un souvenir, ou une allusion : « Quand la femme fut créée, l'homme se réjouit à la vue d'une figure semblable à la sienne, s'approcha d'elle et l'embrassa. Elle, de même, se réjouit d'avoir un compagnon et lui répondit avec pudeur. Mais l'amour était né, unissant, pour ainsi dire, dans un corps les deux parties séparées d'un animal unique, les adaptant l'une à l'autre, engendrant en chacune d'elles un désir d'union en vue de la production d'êtres semblables. »
Il n’est pas indispensable d’avoir lu Platon pour en arriver là ; il suffit d’observer la nature. Pas davantage d’invoquer le mythe phrygien de l’androgyne Agdistis, lié au culte d’Attis qui ne s’est répandu qu’au IIIème siècle avant notre ère. Pas non plus ces élucubrations gnostiques selon lesquelles Eve serait une émanation physique d’Adam, mais pas la moitié d’un corps double divisé.
Et d’ailleurs Philon se garde d’envisager la conception d'un androgyne primitif à la place de l'homme formé par le Créateur.
III
Sous l’influence de Philon et de sa méthode d'interprétation allégorique, les mêmes problèmes sont agités par les synagogues, puis par les jeunes communautés chrétiennes. Quatre siècles après Philon, saint Augustin sonne l’heure d’une réaction doctrinale prétendant concilier lecture littérale et interprétation symbolique, à la fois contre le courant allégoriste et contre les doctrines de certains hérétiques qui se référaient au mythe de l’androgyne primitif. Que ce soit dans les Confessions ou dans la Cité de Dieu, les réflexions d’Augustin sont tortueuses « Il est certain, conclut-il, que les deux sexes ont été créés d'abord en deux êtres distincts, comme nous les voyons maintenant, et que l'Ecriture les appelle un seul homme, soit à cause de l'union du mariage, soit à cause de l'origine de la femme, qui a été tirée du côté de l'homme, quae de masculi latere creata est. »
Eh oui, du côté ! Car c’est bien par « côté » qu’il faut entendre latere, alors que s’il avait voulu dire « côte », il aurait utilisé le mot costa. Et donc, sans accepter le mythe de l’androgyne, Augustin admet que la Bible ait parlé d’un côté d’Adam. Son rationalisme va jusque-là.
IV
Faut-il accepter la version « canonique » de la Genèse ? André Chouraqui traduit ainsi Gn 21-24 (Je transcris par YHWH le Nom imprononçable de l’Eternel, voir Chouraqui pour les détails) :
21 YHWH fait tomber une torpeur sur le glébeux. Il sommeille. Il prend une de ses côtes et ferme la chair dessous.
22 YHWH bâtit la côte, qu’il avait prise du glébeux, en femme. Il la fait venir vers le glébeux.
23 Le glébeux dit :
« Celle-ci, cette fois, c’est l’os de mes os, la chair de ma chair
A celle-ci il sera crié femme "Isha" :
Oui, de l’homme "Isha" celle-ci est prise. »
24 Sur quoi l’homme abandonne son père et sa mère :
Il colle à sa femme, et ils sont une seule chair.
Le texte hébreu est clair. Selon Chouraqui, il est écrit côte, et Chouraqui mérite notre confiance. Mais les choses sont plus compliquées.
En effet un désaccord existe sur la traduction de אַחַת מִצַּלְעֹתָיו, « une de ses côtes ». Saint Jérôme traduit en utilisant le mot « côte » alors que le mot hébreu « ṣelaʿ » prendrait plus souvent dans la Bible le sens de « côté » ou « flanc » : Ève serait sortie du côté d'Adam endormi et non de sa côte, et Adam serait le nom de l'androgynie primitif. Trop simple ? Ziony Zevit, spécialiste de littérature biblique et des langages sémitiques, note que le terme utilisé peut aussi prendre le sens de « planche », « poutre », « étai » ou « colonne ». Un auteur facétieux, l’Américain Scott Gilbert s’est interrogé sur ce que pouvait être l’os surnuméraire qui distingue l’homme de la femme. Mais là, comme aurait dit Diderot « ces questions sont trop sublimes pour nous. »
V
Une autre hypothèse proposée en 1986 par l’historienne américaine Gerda Lerner complète le dossier. S’il y a eu confusion sur le mot à employer – volontaire ou involontaire - celle-ci ne serait pas intervenue par oblitération du texte hébreu, mais trouverait sa source en amont dans un détail du mythe mésopotamien d'Enki et de Ninhursag. « Dans ce mythe, Enki mange des plantes toxiques qui lui donnent des maladies. Sa femme, Ninhursag, crée alors plusieurs divinités pour soigner chacun de ces maux. L'une d'elles, Ninti, est destinée à soigner la côte d'Enki. Or, le nom de Ninti signifie à la fois « la dame de la côte » et « la dame de la vie ». Cette association de la côte et de la vie est similaire à celle que l'on trouve chez l'Ève de la Bible dont le nom est également lié à la vie et qui est issue d'une côte. Ainsi le nom d'Ève pourrait être une traduction en hébreu d'une des significations du nom de Ninti et la naissance d'Ève à partir de la côte d'Adam serait une adaptation issue du deuxième sens du nom de cette même déesse. »
Cette thèse n’a rien d’invraisemblable, la Genèse s’inspirant largement de sources assyriennes. Jean Bottero l’a expliqué : « Ce n’est plus le seul récit du Déluge qui dévoile la dépendance de la Bible, (…) c’est l’épisode entier des origines de l’homme. »
Passons sur les tentatives de certaines essayistes féministes qui sollicitent le texte pour lui faire dire ce qu’il ne dit pas : ainsi pour la théologienne Phyllis Trible, la création d’Eve en second marquerait le fait qu’elle représente le point culminant de la création.
Plus intéressant : les sources sumériennes mettent l’accent sur le rôle primordial de la déesse-mère, alors que dans la Bible le créateur est Dieu le Père, qui incarne le principe masculin. On y a vu le passage du droit matrilinéaire au patriarcat. Bien sûr.
Mais pour en revenir au problème de la côte biblique, il serait naïf de croire qu’il s’agit d’un simple problème de traduction. Certes, une erreur de lecture à partir d’une source ancienne n’a rien d’impossible. Ainsi, on raconte encore qu’Eve a croqué la pomme alors que ce fruit est absent du texte biblique. La confusion sur ce sujet vient de ce que le mot « pomum » retenu dans le texte latin désigne tout fruit ou autre production végétale (la pomme de terre par exemple) alors que la pomme est désignée par le mot « malum » - et le pommier par « malus ». On y a vu le mal, forcément, puisque l’Eternel avait mis en garde Adam contre la consommation du fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Et les hommes gardent encore la pomme d’Adam en travers de la gorge pour désigner le cartilage thyroïde apparent.
Mais alors que le Canon du christianisme s’est construit sur des traductions et même des traductions de traductions (de l’hébreu ou de l’araméen au grec, puis au latin, puis aux langues modernes), rien n’indique que la Bible hébraïque se soit constituée de la sorte, même pour des épisodes isolés.
Comme si la vie des mythes, leur fortune et leur popularité se réduisaient à un récit écrit, qu’au surplus un scribe mal inspiré aurait mal compris ! Mieux vaut imaginer un fond de croyances qui a pu traverser les siècles et la distance. Ces croyances ont dû être populaires ; les traces conservées n’en sont que des débris fossilisés.
VI
Conclusion : Eve = ḥawwā(h)= la mère des vivants = la côte = le côté = la côte. Tout fonctionne ! Et cette confluence de significations possibles peut bien avoir été à l’origine un jeu sur les mots, sur les signifiants comme sur les signifiés (ce qui ne serait pas un précédent dans l’histoire des mythes). Erreur, jeu langagier, transformation volontaire, on ne peut rien exclure.
Joli carambolage de significations ! Peut-être pas si involontaire… En réalité, le seul contresens commis est celui du rédacteur du passage de la Genèse, où il est question d’une « côte » par un choix réducteur tristement anatomique.
Mais pour en revenir à l’androgyne primitif, le problème est que la logique dogmatique des Eglises a sclérosé la lecture du passage biblique. Et les catholiques (principalement) ont enseigné pendant deux millénaires que la femme était par essence inférieure à l’homme, seconde par rapport à lui par autorité canonique.
Que retenir de tout cela ? Pour répondre à une question pratique et contemporaine, féministes et humanistes sont parfaitement fondés à comprendre « côté » en Gn 4,21 et à défendre l’idée de l’androgyne primitif pour contester que la femme aurait été créée comme un être subalterne. Ceci ne concerne bien sûr que les croyants, qui n’en auront pas fini avec les difficultés pour autant : la Bible condamne la femme à souffrir éternellement dans les douleurs de l’enfantement, et à supporter la charge de tous les maux possibles par la consommation du péché originel. Une malédiction lourde à porter depuis 2000 ans !