Depuis juillet, les révélations concernant les violences sexuelles perpétrées par l’abbé Pierre se sont succédé à un rythme accéléré. Attouchements, viol sous forme de fellation forcée, actes de pédophilie, tout y passe. Ces faits ont été largement relayés dans les media, nous n’allons pas les passer en revue.

Au propre comme au figuré, l’idole est déboulonnée. Sa statue, érigée dans son fief de Norges (Côte d’Or), est remisée dans un entrepôt municipal. La Fondation Abbé-Pierre a annoncé le 6 septembre qu’elle allait abandonner le nom, et fermer définitivement le lieu de mémoire situé à Esteville (Seine-Maritime). De nombreuses villes s’apprêtent à débaptiser les lieux qui portent son nom (en France 150 voies ou lieux-dits).  Et à Lyon,  ville natale d’Henri Grouës, la Place de l’Abbé Pierre située dans le 9e arrondissement va perdre son nom, par une décision toute récente de la municipalité, ce jeudi 19 septembre.

Pour le grand public, c’est la sidération.

Les admirateurs tombent de haut. Et en même temps une autre série de révélations suit son cours : tout le monde savait. Depuis le début.

Nous ne parlons pas de la Libre Pensée, qui avait relayé des témoignages dès la fin des années 50. Nous pensons être en mesure de reproduire très bientôt les textes parus à l’époque. La Libre Pensée n’a jamais partagé l’idolâtrie entretenue par celui qui appelait à casser la gueule » des fonctionnaires », les rendant responsables du malheur social de la faim et du mal-logement. La bêtise obscurantiste la plus crasse, assortie de positions ouvertement fascistes, va rarement de pair avec une haute tenue morale. Tout cela est lié.

Si la Libre Pensée savait, comment l’Eglise aurait-elle ignoré les agissements de l’abbé Pierre ? La question ne se pose plus : tout le monde sait que tout le monde savait, au Canada comme aux USA, à Rome comme à Lourdes. Les informations sur ses comportements sexuels circulaient largement parmi les évêques dès 1955, comme le montrent les nombreuses lettres entre le secrétariat de l’épiscopat et les évêques français de l’époque. Grouës fut même pendant des années flanqué d’un chaperon (un socius) chargé de sa surveillance. En Suisse où il fut exfiltré dans un asile psychiatrique en 1958, on savait à quoi s’en tenir.

Lorsque le Pape François reconnaît que la papauté savait au moins depuis la mort du prêtre en 2007 mais en ajoutant : « Avant, je ne sais pas », disons-le brutalement : il se fout du monde !

Et comme tout le monde sait tout sur tout, la Conférence des évêques de France fait semblant de jouer la transparence et choisit d’ouvrir les archives avant le délai ordinaire. Un peu tard ! Ces archives couvrent la période 1947-1972 puis s’interrompent brusquement, comme le remarque le journal « La Croix ». Des archives éloquentes, mais qui ne révèlent rien de nouveau sinon le souci de ne pas créer un scandale public, et confirment les secrets du nommé Polichinelle.

Abomination de la Désolation

A-t-on essayé de régler le problème autrement qu’en étouffant les faits ? On a d’abord analysé son cas essentiellement sous l’angle médical sans être sûr que l’abbé soit « guérissable. » On avance ainsi que « le pauvre abbé n’est sans doute qu’à demi responsable. » Il faut sauver le soldat Emmaüs, en priant pour que le problème ne s’ébruite pas auprès du grand public.

Les archives révèlent que l’euphémisme était de règle, mais le contenu des faits parfaitement clair. Mention spéciale de l’ignominie à Mgr Villot qui osa proposer dans plusieurs courriers d’envoyer l’abbé définitivement au sein d’un pays « sous-alimenté » ou dans « un pays de lépreux » ? Sans commentaire.

Indemnisations ?

Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France plaidé pour instaurer un « processus de justice, de reconnaissance, de réparation », à l’image de ce qui a été fait en France après le rapport de la Ciase. Le parallèle est éloquent ; 330 000 cas d’abus sexuels ont été presque complètement ignorés de l’Eglise. (C’est ce qu’elle prétend). Un semblant d’indemnisation n’a été alloué aux victimes que lorsque l’Eglise ne pouvait plus échapper à un immense scandale public. En sera-t-il de même avec l’Abbé Pierre ?

Emmaüs a annoncé la mise en place d’une commission d’experts indépendants pour « comprendre et expliquer les dysfonctionnements qui ont permis à l’abbé Pierre d’agir comme il l’a fait pendant plus de cinquante ans ». Emmaüs International réfléchit à une forme d’indemnisation des victimes.

Quelle sera l’attitude l’Etat ? Sans doute la même que pour les victimes de l’Eglise : un grand silence. Aucune réponse n‘a été donnée au Comité des Droits de l’Enfant de l’ONU à propos des recommandations de la Ciase, malgré deux interpellations par des députés qui ont relayé la demande conjointe de la Libre Pensée et des associations de victimes. Courage ! Détournons les yeux, nous dit l’Etat.

De notre côté, nous savons que l’histoire n’est pas terminée. Le congrès international de l’AILP sur les crimes de l’Eglise et les problèmes d’indemnisation aura lieu à Grenoble les 10 et 11 octobre 2025. Et le 11, nous aurons l’occasion à Lyon de poursuivre sur le thème « Barbarin, histoire d’une impunité. »

Une impunité dont aura bénéficié l’abbé Pierre … pendant cinq décennies !