Giono, les arbres et les jeux olympiques

La ministre de l’Education distribue à 90 000 élèves de CM1CM2 un livre de Giono « l’homme qui plantait les arbres ».
Nous lui suggérons de distribuer aussi le texte de Giono sur le Sport à l’occasion des JO.
Giono, pacifiste, a combattu la guerre et le militarisme, protesté avec André Breton, Henri Poulaille et Benjamin Peret contre les procès de Moscou en 1936 (ils furent peu nombreux).
L’arbre ne doit pas cacher la forêt, le SNU, le tri des élèves pour la compète, les 413 milliards pour la guerre, et le silence complice du génocide à Gaza.

« Le sport

« Je suis contre. Je suis contre parce qu’il y a un ministre des sports et qu’il n’y a pas un ministre du bonheur… Quant au sport, qui a besoin d’un ministre (pour un tas de raison, qui d’ailleurs n‘ont rien à voir avec le sport), voilà ce qui se passe : Quarante mille personnes s’assoient sur les gradin d’un stade et vingt deux types tapent du pied dans un ballon. Ajoutons suivant les régions un demi million de gens qui joue au concours de pronostics ou au totocalcio, et vous avez ce qu’on appelle le sport, c’est un spectacle, un jeu, une combine on dit aussi une profession : il y a des professionnels et des amateurs. Professionnels et amateurs ne sont jamais que vingt-deux ou vingt-six au maximum: les sportifs qui sont assis sur les gradins, avec des saucissons, des canettes de bière, des banderoles, des portes-voix et des nerfs sont quarante, cinquante ou cent mille ; on rêve de stades d’un million de places dans des pays où il manque cent mille lits d’hôpitaux, et vous pouvez parier à coup sûr que le stade finira par être construit, que les malades continueront à ne pas être soignés comme il faut par manque de place. Le sport est sacré ; or c’est la plus belle escroquerie des temps modernes : il n’est pas vrai que ce soit la santé, il n’est pas vrai que ce soit la beauté, il n’est pas vrai que ce soit la vertu, il n’est pas vrai que ce soit l’équilibre, il n’est pas vrai que ce soit le signe de la civilisa-tion, de la race forte, ou de quoi que ce soit d’honorable et de logique. Entrons dans le détail.
Je suis parti à la guerre de 14 avec une poitrine étroite, des membres grêles, le teint blême, l’haleine courte, bref tout le contraire du sportif. Et je n’étais pas le seul: les gros l’étaient de graisse, les rou-geauds l’étaient de congestion … Je me bornerai à parler de ce qui me concerne en particulier. J’ai couché dans la glace, le gel, la neige, la boue, la flotte, la merde, j’ai couru de tous les cotés sous les obus et les balles de mitrailleuses, et couru dans cet étrange accoutrement que constituaient la capote en drap (hiver comme été), le harnachement de ceinturons, le fourreau de la baïonnette bat-tant les jambes, les cartouchières plaquées sur les côtes, le sac sur le dos avec un barda, musette et bidon de quinze kilos, plus les grenades et les cartouches. J’ai couru sous ce harnais et sous ce harnais je me suis battu, c’est à dire que comme les copains j’ai chargé à la baïonnette non pas une fois mais dix. J’ai mangé du pain dont la mie était un bloc de glace j’ai croqué du vin gelé pendant l’hiver de 17. On m’a ingurgité de force de la gnôle à l’éther tous les jours de Verdun, j’ai marché à pied chargé comme une bourrique de Belfort à Dunkerque, du Santerre aux Eparges, et une fois en une seule étape, de Gonesse à Vic sur Aisne, quatre vingt dix huit kilomètres … j’ai fait tout ça, gail-lardement, aisément, sans me forcer, avec ma poitrine étroite, mes membres grêles, mon teint blême, mon haleine courte, sans un jour de maladie et pendant cinq ans.
A une époque où on ne faisait pas de sport, on montait au Mont Blanc par des voies non frayées en chapeau gibus et bottines à boutons ; les grandes expéditions de sportifs qui vont soi-disant conqué-rir l’Everest ne s’élèveraient pas plus haut que la tour Eiffel, s’ils n’étaient aidés, et presque portés par les indigènes du pays qui ne sont pas du tout des sportifs… Quand un tel arrive premier en haut de l’Aubisque, est-ce que ça a changé grand chose à la face du monde? Que certains soient friands de ce spectacle, encore une fois pourquoi pas? Ça ne me gène pas. Ce qui me gêne c’est quand vous me dites qu’il faut que nous arrivions tous premier en haut de l’Aubisque sous peine de perdre notre rang dans la hiérarchie des nations. Ce qui me gêne c’est quand, pour atteindre soi-disant ce but ridicule, nous négligeons le véritable travail de l’homme. Je suis bien content que un tel ou une telle « réalise un temps remarquable » (pour parler comme un sportif) dans la brasse papillon, voilà à mon avis de quoi réjouir une fin d’après-midi pour qui a réalisé cet exploit, mais de là à pavoiser les bâtiments publics, il y a loin. (…)
Or il est de fait qu’on y pousse avec les bénédictions des pouvoirs publics, avec les fanfares de la RTF au grand complet, avec les crédits qui seraient mieux employés ailleurs. Nous n’avons pas de collèges, nous n’avons pas de lycées, nous n’avons de facultés modernes qu’à Dakar, nos biblio-thèques sont moyenâgeuses, nos classes primaires sont installées dans des wagons de rebut de la SNCF, nous manquons de professeurs, d’instituteurs, le régime de nos internes des hôpitaux relève de la case de l’oncle Tom, et nous sommes prêts à dépenser des centaines de milliards pour de prochains Jeux Olympiques.
J’étais précisément à Rome pour les derniers. Les Romains avaient fait pour ces jeux un véritable travail de romains: autoroutes six pistes sur plus de cent kilomètres en rond autour de la capitale, tunnels à travers des montagnes, d’autres montagnes culbutées cul par dessus tête au bulldozer, palais des Mille et Une Nuits pour abriter les matchs de boxe, afin stades ellipsoïdes de je ne sais combien de centaines de milliers de places pour l’athlétisme, le cyclisme, le football, sans compter les piscines pour la nage, les lacs aménagés pour les régates, etc. J’ai assisté à beaucoup de com-pétitions, j’étais sur les gradins avec des gens de toutes nationalités, des Monsignori, des Transtévé-rins, des Canadiens et autres Japonais. Personne - je peux le jurer - personne ne s’intéressait, après quelques quarts d’heures à ce qui se passait en bas dans « l’ovale sacré ». On saucissonnait, on se gavait de gelati, de bière, de coca-cola, on flirtait (et même plus), on discutait politique, et, de temps en temps, une certaine partie de ce public braillait en choeur parce qu’un certain pavillon venait de monter au mas de cocagne. Je n’ai jamais vu autant de bedaines, autant de brioches, de poitrines étroites, de membres grêles, de teints blêmes et d’haleines courtes que sur ces gradins. En bas une petite pincée d’athlètes se démenaient comme des grillons chinois dans leur boite à combat. Rien de grand, (je veux dire de taille divine, comme par exemple la greffe de la peau pour les brûlés à gros pourcentage) qui puisse autoriser ou légitimer la dépense d’argent et de peine physique inscrite dans les travaux en dur qui entouraient ces ébats de collégiens. »
Jean Giono, Les terrasses de l’Ile d’Elbe
Christian Coudène